Chères administrées, chers administrés

Si la Vallée de Quint était une colonie de l'Empire Lao, on dirait qu'elle est une perle. À l'échelle du Diois, territoire qui entretient son charme dans la conscience que ses habitants ont d'en faire partie, et que les habitants d'autres contrées aimeraient avoir avec autant d'intensité dans leur rapport à leurs différents territoires d'origine ou d'adoption — conscience d'un îlot d'humanité intimement mêlé à son paysage qui fait s'écrier oh ! et ah ! à chaque franchissement de col —, la Vallée de Quint, dans cet écrin, serait précisément la perle, si rare qu'on pourrait la dire Noire de Tahiti. Je dis cela pour taquiner ceux et celles de Chamaloc, de Romeyer, d'Archiane, de Boulc, de Miscon, de Poyols, de Barnave... — je laisse en suspens et à dessein cette liste pour vous laisser accroire ou imaginer, chères lectrices et chers lecteurs, qu'elle est infinie —, car toutes et tous (archaïsme de la langue française, parmi tant d'autres, qui m'oblige à dire le féminin et le masculin pour casser la primauté du second sur le premier, ce qui est un comble) habitant les merveilleuses vallées du Diois, revendiquent pour leur village en sa vallée le titre de perle au singulier. Je ne mentionnerai pas Saint-Nazaire-le-Désert, trop éloignée de la capitale du Diois, et surtout trop australe et malaisée d'accès, ni Bellegarde-en-Diois, ni Lesches-en-Diois, ni Beaumont-en-Diois, qui s'obligent à s'affubler du vocable Diois dans leur nom pour ne pas s'évaporer dans le nulle part... lieux-dits par ailleurs (c'est le cas de le dire) aussi beaux que tous les autres, et sans conteste situés dans les frontières du Diois, habités d'ethnies paisibles, dont la population s'augmente en été d'au moins cinq touristes en bermudas, me sont utiles ici pour, depuis la métropole, en sa capitale Vientiane, à neuf mille kilomètres de distance, continuer à alimenter les querelles de clochers, seules épreuves de vérité susceptibles de vérifier que les liens d'affection entre mes administré(e)s et moi sont solidement noués. J'entends par l'emploi du vocable "administré(e)s" désigner l'économie des affects qui me relient à mes amis et connaissances, étant entendu que, dans cette économie, chacun est à la fois administrateur et administré, gouverneur d'un empire aussi réel que la vie est réelle, le temps d'une vie, en tout cas. Toute autre considération est à bannir.

Dans la photo-souvenir, il manque la personne qui a pris la photo, d'autres occupées en cuisine ou à quelque autre tâche logistique, d'autres, enfin, qui ne sont pas encore arrivées. C'est une loi tacite de la photographie, calquée sur la loi de l'existence humaine : il manque toujours une part du réel qu'il convient de combler par la pensée ou par un état de conscience approprié. C'était il y a peu de temps, moins d'un mois, trois jours avant d'entreprendre ma navigation par-delà les océans vers la terre natale. Je ne veux pas ennuyer avec des anecdotes trop abstraites pour les personnes qui n'étaient pas présentes ce soir-là, ni m'attarder sur les nombreuses tempêtes qui ont secoué le navire amiral dans sa course vers l'Orient. Je veux juste, une dernière fois, taquiner mes amies et amis qui ont eu la très belle idée de m'offrir cet au-revoir visuel, carte postale virtuelle, fond d'écran pour mes adoratrices et adorateurs et couverture idoine pour ma page facebook, mais aussi affiche, imprimée sur un support aussi solide que cinq nappes en toile cirée encollées les unes aux autres, qui me servira bientôt de rideau de douche dans ma maison au Laos. Voici la taquinerie : "Casse-toi" s'écrit sans "s" à la fin du verbe. Ne demandez pas pourquoi, car dans toutes les langues archaïques, il n'y a pas de pourquoi mais des évidences. Certes, j'aurais pu éviter cette dernière taquinerie, qui a le désavantage de forcer le trait de pédantisme. Si je prends ce risque, c'est que le destin a voulu que je naquisse dans une perle de l'Empire français pour enseigner aux Français à quel point leur langue est bizarre. Néanmoins, je ne saurais laisser ma pensée accorder trop d'importance à la faute, et nous savons que la dynamique linguistique légitime les erreurs en normes, pour peu que l'usage le veuille, et il se trouve que "casse-toi" s'écrit maintenant une fois sur deux "casses-toi". Ce que je veux éclairer, c'est le sens de l'expression. Elle impressionne les enfants et les néo-arrivants dans la langue française, ce qui fut mon cas en septembre 1976, parce qu'elle fait entendre que le corps d'une personne est fait de verre. Comme si j'étais un vase en cristal de Venise... Elle impressionne aussi les adultes, jusqu'à en venir aux mains si les esprits sont échauffés. Rassurez-vous, ce n'est pas le cas dans la situation présente. Je veux dire pourtant en quoi "casses-toi" est juste. En ceci, précisément, que le cassement du verre est toujours soudain. L'énervement n'est donc pas contre la personne mais contre la soudaineté des événements quand ils adviennent, même quand on savait qu'ils se produiraient un jour ou l'autre. Chères administrées et chers administrés, je vous remercie de votre attention et, de ma contrée lointaine retrouvée, vous salue affectueusement. Nous fêterons nos retrouvailles en ouvrant des bouteilles de clairette. Ah, la clairette de Die ! peuvent enfin s'écrier le lecteur et la lectrice qui se demandaient depuis le début où se trouvait le Diois.

 

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