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photo Elodie Lo King Fung |
Ainsi le cinéma est-il fait des songes dont aucun souvenir ne nous reste au réveil. Ainsi en est-il également des scénarios savamment écrits avec toutes les nuances requises de poésie, de conscience de l'état du monde, d'engagement politique et même d'une sensibilité qui ferait se lever toutes les barrières jusque dans les sphères de financements institutionnels et privés... Ainsi de cette photographie que je retrouve dans le facebook d'Elodie, chef costumière, que je remercie d'avoir pris cette photographie de moi, au plus près de qui je suis en tant qu'on est soi-même dans l'inconscience de soi. Ecrire ce texte à partir de cette photographie est une manière de nager à contre-courant, contre-nature si on veut, cherchant dans ce que je sais ce que je ne sais pas.
Je me souviens pourtant des circonstances de l'endormissement.
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photo Eric Pierard |
Après trois jours de bivouac dans le village-décor principal du film (je précise que ce village était réel, car le mot décor peut prêter à confusion), nous étions heureux de reprendre le large. Quant à Mister Ley, notre capitaine, il ne cachait pas sa joie de retrouver ses ouailles taiseuses car épuisées, et il accepta volontiers de dérouter son navire vers des îles qu'Aaron et moi voulions filmer sans qu'il fût possible de caler ce tournage dans un temps autre que celui du transport de la troupe après une journée de travail. Or, cinq minutes après avoir consenti à notre demande sans aucune réserve, avec le sourire qu'on lui connaissait, Mister Ley se montra soudain intransigeant : il est hors de question d'aller filmer vos îles, et sans plus de précisions, il changea de cap, imité aussitôt par le bateau-régie, voguant à plein régime dans une course folle contre une tempête qu'il affirmait imminente. Il faisait beau. Aussi loin que pouvait porter notre regard, et dans toutes les directions, le lac était calme. On crut notre capitaine dans un de ces accès de mauvaise humeur dont seuls les marins seraient capables de manière quasi proverbiale. Ne range pas ta caméra, Aaron. Nicola, prépare un chargeur, s'il te plaît... Mister Ley va se calmer. A peine avait-on eu le temps de prendre la chose à la légère qu'un vent violent se leva dans le grand beau et souleva le lac en une mer déchaînée. Dans le même mouvement, la température chuta de dix degrés et des nuages obscurcirent le ciel. Nous devons à l'expérience, au jugement sans faille et à la rapidité de décision de Mister Ley d'être encore en vie aujourd'hui et de pouvoir raconter cette aventure comme étant notre plus beau souvenir de tournage. Au lecteur qui penserait que je dramatise exagérément, voici un lien vers un article qui relate un naufrage sur le lac Nam Ngum en avril 2021 qui fit plusieurs victimes, membres de la famille et amis d'un ancien président de la RDP Lao. Ces malheureux étaient dans le port, à seulement quarante mètres du quai.
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photo Eric Pierard |
Mister Ley contourna une île pour garer son bateau à l'opposé du vent. Le bateau-régie en fit de même. Il était 17h. Combien de temps nous allions rester ici ? Mister Ley avait retrouvé son sourire et sa voix douce. Le calme ne l'avait jamais quitté, même si, dans le feu de l'action, il nous avait semblé qu'il était quelque peu agité. Il nous dit que nous resterions là le temps qu'il faudra à la tempête pour s'éteindre. Ceux qui sont dans le métier savent à quel point les gens de cinéma sont obsédés par le planning. Une heure, deux heures ? Mister Ley rit de bon cœur. Cinq heures minimum, dit-il. Ce qui est certain, c'est que nous passerons la nuit sur cette île.
D'une extrémité à l'autre, l'île mesurait quatre-cent mètres tout au plus. C'était un tas de cailloux couvert d'une végétation sommaire dont les plus grands arbres mesuraient quelques mètres. Chacun de nous fit plusieurs fois le tour de l'île, penché en avant quand il fallait marcher contre le vent. A quel point ce vent était violent ? Les petits cailloux volaient comme feuilles mortes.
Aaron fit des images du lac déchaîné. Ce tournage mentionné nulle part dans notre plan de travail a produit des images qui ont trouvé leur place dans le montage. Frédéric Fichefet, le monteur du film, a posé des sons de tempête sur la timeline longtemps après les évènements.
Nous n'avions presque rien à manger, quelques en-cas pour les petits creux de tournage, un peu d'eau, et une bouteille d'alcool de riz fermenté. C'était peu pour deux équipages qui avaient prévu de manger copieusement au restaurant.
Cette nuit-là, nous avions veillé tard autour d'un feu de camp. La pluie réveilla vers deux heures du matin ceux qui avaient fait le choix de dormir à la belle étoile. Vite, ils coururent se mettre à l'abri dans les bateaux.
Dans la photo de moi endormi, je me souviens avoir fait comme on fait sur une plage en Bretagne. On se plaque contre le sol pour échapper aux morsures du froid. Je m'étais endormi vite. Le sommeil, s'il ne peut rien contre les douleurs profondes, sait calmer les douleurs ordinaires.
Dès les premières lueurs du jour nouveau, Mister Ley et le pilote du bateau-régie remirent les moteurs en marche. Une demie-heure plus tard, je mangeais la meilleure soupe phö de toute ma vie.
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photo Eric Pierard |
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