21 DÉC. 2011 Pas de hauteur plus grande que celle du souvenir
C'était l'été dernier, Frédé avait débarqué chez moi avec ses deux enfants. On avait l'idée de travailler sur la préparation du film Tuk tuk. Les enfants, eux, voulaient attraper des poissons dans la Drôme. Finalement, ils se sont résignés à attraper des sauterelles. Je les avais sans doute orientés vers cette chasse afin de satisfaire ma nostalgie des années d'enfance. Mais je n'attrapais pas les sauterelles avec un filet fluorescent, je les tapais avec une longue baguette de bambou. La tige sifflait dans l'air, claquait sur l'animal, conclusion fatale d'une course poursuite qui pouvait s'étirer sur des centaines de mètres, selon l'adresse du chasseur et la résistance de sa proie.
Voici une séance de torture à laquelle je n'eus jamais recours autrefois, d'abord parce que nous n'avions pas de baignoire mais un puits, ensuite parce les sauterelles tapées n'avaient pas besoin d'être tuées avant de passer à la poêle. Le spectacle ne choqua pas nos ouailles outre mesure. Pour ce qui me concerne, il provoqua une réminiscence précise : le meilleur temps pour chasser les sauterelles, est un jour de pluie. Alors, on ne parlera pas de chasse mais de cueillette. Les petites bêtes aux ailes alourdies par les gouttes d'eau, ballottées par le vent, s'accrochent comme elles peuvent aux herbes.
Je n'avais plus jamais mangé de sauterelles après mon départ du Laos un matin du mois de janvier 1976. Aussi, l'eau me vint-elle à la bouche lorsque j'entrepris de cuire à la française, c'est à dire avec de l'huile d'olive, de l'ail et du sel, le fruit de la chasse d'enfants qui ne s'imaginaient pas ce que ce jeu pour moi avait de sérieux, jusque dans son imprudence : ainsi, si Frédérique n'avait pas fait une recherche rapide sur internet, je ne me serais pas posé la question de savoir si toutes les sauterelles étaient comestibles. Celles de la Drôme, je dirais qu'elles sont non toxiques mais parfaitement immangeables. Pour donner une comparaison, cela rappelle quand on croque dans une olive cueillie dans l'arbre. On n'en meurt pas, mais on a besoin de plusieurs jours pour se débarrasser de l'agression ressentie. Je m'étais fait une joie de replonger dans une sensation d'enfance, de retrouver en quelques bouchées gourmandes ce qui m'avait été dérobé durant de longues années. La déception grandit rapidement en tristesse. Et pour les enfants, c'est une histoire de plus sans fin. Eux aussi, à écouter mes récits de chasse à la sauterelle, n'attendaient plus qu'une chose : que le conteur fasse s'envoler le tapis volant. Las, le roi était nu. Les sauterelles finirent à la poubelle. Qu'EvaJoly me pardonne.
Six mois plus tard...
Je n'aime pas les histoires qui se terminent mal. Voici donc une jolie fin. Nous sommes au Centre Culturel Français de Vientiane, c'était la semaine dernière (je suis maintenant à Nanterre, ouest de Paris). Avec Frédérique (sans ses enfants), nous avons rendez-vous avec Emilie, responsable des projets culturels du Centre. Juste avant, nous étions au Marché du Matin. C'est là que j'ai acheté, pour le prix de cinq mille kips (cinquante centimes d'euros) ce sac de sauterelles... sautées. Un délice à la hauteur du souvenir que j'avais des sauterelles de mon enfance. Emilie est arrivée à l'heure convenue. Elle n'a pas goûté à mes sauterelles. Ni Frédérique d'ailleurs, ni Ghislaine notre interprète. A chacun son enfance, et ses madeleines proustiennes. Essayez d'expliquer à un Laotien l'envie de cancoillotte d'un Jurassien après trente-cinq ans d'exil à Savannakhet... Ce jour-là, au Centre, j'ai bu un milkshake à la noix de coco, et j'ai commandé une quiche (prononcer Kit) que j'ai à peine mangée. Alors, revenons à nos sauterelles : saisies dans l'huile de friture, parfumées de citronnelle, sel et gingembre... agrémentées de feuilles de citronnier frites : croquantes comme chips, explosant de saveur de citron.
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