Les saveurs voyageuses

On peut être néo dans le village où on a grandi... Preuve en est que me voici dans ma maison en bois sur pilotis que j’ai fait bâtir sur un modèle de construction disparu des usages de la culture lao, comme j’avais disparu du paysage avant de réapparaître, frais comme une truite de la Sure, forcément déplacé, décalé, exotique en ma terre natale, les cheveux poivre et sel. Or, j’aurais pu aussi bien n’avoir jamais quitté mon village, jamais connu d’autres horizons que les quatre Orients qui bornent les rizières, les rivières, la forêt de bambous, les étangs à poissons, les terres de cultures maraîchères, les jardins arborés des pagodes, je n’en aurais pas moins accompli le voyage universel : voyage dans le temps. Et cette aventure au cours incertain ne trouve pas sa raison dans la nostalgie car chaque jour nous mène plus loin vers des contrées inconnues de notre existence. De sorte que ce qui était familier ne le sera plus jamais, la loi de l’habitude voulant que tout change plus vite qu’on n’a le temps de s’en rendre compte. Bizarrement, quelque chose agit et continue de me relier à tous les lieux que j’ai habités, comme si ayant pris le large de chacun, j’avais encore les pieds ancrés dans ces contrées redevenues lointaines. A Bruxelles, toutes les Portes de la ville m’étaient Portes de l’Orient, même si, en réalité, elles ouvraient sur l’Afrique du passé colonial du royaume. A l’ombre de la Porte de Hal, je mangeais des spa-bolo pour une poignée de francs belges, buvais de la Jupiler pour une demi-poignée de cette même monnaie, et les jours fastes, je doublais la dépense pour des lasagnes et une Duvel de 33 cl. Las, la Duvel est devenue une bière ordinaire, quand, heureusement, Bruxelles est restée ma belle. Manger et boire, finalement, auront été la grande affaire de ma vie, le moteur qui fait du temps un mouvement de maintenant à plus tard, de l’instant à l’instant d’après, du vif de l’existant à sa métamorphose en souvenir, du piquant de la faim à l’urgence de la soif, de savoir, de comprendre, de chercher, de se perdre pour mieux se réinventer.

Est-ce que vous vous avez déjà eu envie d’une bouillabaisse à minuit sous les tropiques ? C’est ce qui m’est arrivé voici deux nuits, après une longue journée pleine d’émotions qui demandaient une manière de rituel pour célébrer le moment. La saveur à raconter cette histoire me vient beaucoup du fait qu’ayant habité Marseille plusieurs années, je n’y avais jamais mangé de bouillabaisse, ni au restaurant, ni chez des amis, ni chez moi. De même avais-je attendu plus de dix ans en habitant Paris avant de monter sur la Tour Eiffel. Ici, au Laos, les poissons sont vendus vivants, après avoir grandi en élevage dans les eaux douces des rivières. On a conçu pour eux la chaîne de l’oxygène. Les poissons vendus morts, refroidis dans la glace, viennent de plus loin, principalement du Viêtnam. Ils sont moins fringants. Aussi, depuis quelque temps, mon attention s’était portée sur les fruits des eaux douces locales : poissons chats, anguilles, et toutes sortes de poiscailles à écailles dont je ne connais pas les noms en français, et des crabes et des crevettes et des escargots des rizières... D’abord j’ai pensé revisiter la pôchouse des rivières poissonneuses de Bourgogne, avant d’entendre l’appel du large des épices de la bouillabaisse, safran, anis étoilé, curcuma, poivres, piments qui savent donner le soyeux à la soupe de tous les poissons du monde, et repousser les horizons des saveurs voyageuses. 


 

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