Kiyé's Garden / Le serpent nostalgique
Les lecteurs et lectrices ne sont pas sans se douter que j'ai parfois recours à l'exagération pour frapper leur imagination, l'effet recherché n'étant jamais de gagner en force de persuasion, car je vous sais pourvus d'un jugement sûr, qu'on ne saurait tromper grossièrement, mais plutôt un comique confinant à quelque poésie émanant du réel. Or, puisque j'en suis à ma première culture réussie de haricots serpents (mes autres tentatives avaient eu lieu en France, dans ma chère Vallée de Quint, elles avaient été sans pitié pour mes graines ramenées de mes séjours au Laos : beaucoup d'espoir et d'excitation au moment de planter, pour un fiasco total), j'avais donc fait le choix de la prudence en affirmant que mes serpents atteindraient les cinquante centimètres, et, ce écrivant, je craignais même de fanfaronner... Les voici rendus à soixante-dix centimètres, et ce n'est pas fini ! Preuve est faite que je n'exagère pas toujours, cela soit dit en passant. Ces serpents me rappellent mon boucher de la rue de Lancry, Métro Jacques Bonsergent, dans le dixième, un homme remarquable dans la maîtrise de son art de la coupe taoïste (le tranchant de son couteau ne s'usait jamais car il ne tranchait que le vide fondamental de la matière), ce boucher moustachu, au verbe haut qu'il savait faire monter à des sommets en présence de dames élégantes, avait pour saine habitude, quand je lui achetais du boudin ou des saucisses, de me demander le plus sérieusement du monde : "T'en veux combien de mètres ?" Pour ne pas faire le chagrin, je lui répondais, a tempo : "Vingt mètres." Je ne crois pas avoir fait bonne impression une seule fois sur les dames élégantes précédemment mentionnées, mais j'ai gardé ce registre de dialogue grassouillet avec lui jusqu'au jour où notre artisan est parti à la retraite. Parfois, loin de Paris, dans une boucherie d'une ville où je ne suis qu'un client de passage, repensant à la moustache du boucher de la rue de Lancry, et me laissant glisser dans la pente de la nostalgie, je commande des saucisses en prenant soin de ne préciser ni le poids, ni le nombre. Alors le boucher de la ville de passage me demande combien j'en veux. Jusqu'à la dernière seconde, je peux encore choisir la réponse qui convient.
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