Jesper


 La photo a été prise en 2004 avec mon fidèle Pentax K1000, à Ban Non Khor, village de mon enfance. Le Falang portant casquette — Falang est le mot lao pour désigner le Français et, par extension l'Américain et, par une extension globale, l'Occidental en général (même s'il vient d'Australie, pays qui ne se trouve pas vraiment en Occident, c'est le problème avec une terre qui n'est pas plate, il y a toujours un moment où l'ouest se trouve à l'est) —, le Falang à casquette s'appelle Yesseborg. J'ai mis plusieurs années avant de comprendre que son vrai prénom était Jesper. Il était danois, il faudrait prononcer "yesper". Comment Jesper devient Yesseborg pour ses amis laotiens serait un peu long à expliquer. Si j'aime les langues, la linguistique ne m'intéresse que dans sa pente non scientifique. En tout cas, jamais ne me viendrait à l'esprit l'idée d'appeler Jesper autrement que Yesseborg. Il est vrai que je ne l'ai rencontré qu'au Laos, jamais à Copenhague où il exerçait le métier de taximan puis d'ambulancier. Il marche ici sur le chemin des rizières en compagnie de ma mère. Dix-neuf ans ont passé depuis. Est-ce que le temps passe plus en photographie qu'en cinéma ? J'y songe à l'instant, en écrivant ces mots. Je crois que la perception du temps qui passe, du moins son expression, est le propre de la photographie, tandis que le cinéma, dans sa grammaire, ne cesse de conjuguer au présent ses récits. Par exemple, Cary Grant n'est pas mort, il court dans un champ de maïs poursuivi par un avion.

 Yesseborg était un joyeux luron qui passait grosso modo la belle saison danoise, printemps-été, au Danemark, et la belle saison laotienne, automne-hiver, au Laos. Il faisait donc beau toute l'année dans sa vie. Avec moi, il parlait anglais, langue que je maîtrise mieux que le lao, nous passions de longues heures à boire de la bière lao avec des glaçons. Il riait fort et parlait, d'une voix grave, forçant les traits de vulgarité de ses blagues avec des gestes brusques. J'aimais sa compagnie.

 Ma mère était une sorte de Reine d'Angleterre. Elle en imposait par ses tenues vestimentaires, le précieux de ses sacs à main, et ses petites phrases qui n'avaient pas besoin de finasseries pour dire le fond de sa pensée. A côté d'elle, avec son bermuda, vêtement qui ne sera jamais à la mode, Yesseborg aux épaules carrées, ressemble à un petit garçon. C'est tellement mignon de le voir croiser les bras dans son dos, pour faire comme ma mère. Il va jusqu'à régler son pas sur le sien. Ils se parlent à voix basse, en lao. Je suis jaloux, bien sûr. J'aurais aimé parler lao aussi bien que lui avec ma mère.

 Yesseborg est mort en février dernier, du virus. Ma mère est morte en septembre dernier. Je me demande de quoi ils sont en train de se parler tous les deux.

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