Longtemps (je me suis levé de bonne heure, etc.) j'ai fait partie de cette catégorie d'êtres humains qui ont peur des chiens, y compris des plus inoffensifs toutous. Cette peur s'est estompée avec l'âge, surtout au contact des toutous précités, mais elle se réveille immanquablement s'il m'arrive de croiser un chien à la nuit tombée. Je pensais à cela en escaladant la piste enneigée. La lune seule derrière le brouillard empêchait la nuit d'être noire. Je me rassurais en me disant qu'aucun chien, même errant, n'aurait eu du plaisir à se promener dans des parages aussi inhospitaliers. Mais qu'en est-il des loups ?
Un ami berger m'avait conté récemment comment, depuis la réintroduction des loups dans la région, il était obligé chaque soir de parquer les moutons, ce qui rendait sa journée plus difficile et plus longue qu'auparavant. Heureusement, je savais que les loups ne s'attaquent pas aux hommes. Sauf en cas de famine. Or, ce dernier point me chagrinait un peu, car la montagne entière, belle et majestueuse à contempler à la lumière du jour, n'en ressemblait pas moins à un frigo vide. La circonstance était donc propice, si j'ose dire, pour souffrir de la famine. Aux éléments élémentaires de l'idée d'hiver, il me fallut ajouter l'élément loup. Je me sentis seul comme seul peut l'être un enfant dans un conte des temps anciens. Et coupable d'éprouver un tel sentiment quand il eût été plus facile d'affirmer que le courage me guidait. Pour achever de faire sourire le lecteur, je dois à la vérité d'avouer qu'à défaut d'entendre les hurlements d'une meute de loups affamés, j'entendis le crissement de la neige sous mes chaussures, quelque chose comme le frottement des dents sous l'effet d'un vin astringent, rien d'effrayant en soi mais dont je me serais volontiers passé. C'est alors que tout ce que je pouvais distinguer à force d'accoutumance de l'œil et de l'esprit (je veux dire par là que je finis par voir à force de vouloir voir) se mit à prendre des allures fantomatiques. Les sapins en bougeant étaient devenus des créatures fantastiques, la neige en devenait éblouissante à force d'être noire et la notion de temps ne trouvait plus aucune traduction en termes d'espace : j'avançais sans plus savoir ni où j'allais ni pourquoi. Je portais à la main une bouteille de Porto. Plus précisément, je la portais comme une massue, vigilant, prêt à parer à toute attaque.
Voilà, il n'est nul besoin de rendre la lecture de mon récit plus longue que ne le fut ma course. Un pas succédant à l'autre, en toute logique, je finis par atteindre la maison de Gilles, l'habitant des lieux. Ce que je venais d'accomplir, il le faisait quotidiennement depuis des années sans y penser. Ce soir-là, je dégustai le Porto avec une délectation inédite, proche du soulagement et de l'euphorie du survivant.
KSL
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