L'art du décor ou la nuit transfigurée

Photo © Phoulasamy Vilay
La scène devait se tourner sur le bateau bleu de Mister Ley en lumière du jour. Mais après trois semaines de navigation à nous cogner la tête au plafond, à nous marcher les uns sur les autres, à faire des ronds dans l'eau pour suivre le soleil dans sa course — et quand nous ne tournions pas sur le bateau, nous étions sur une île —, je pris la décision de filmer la scène à terre et de nuit, sur le bout de rocher situé au pied de la guest house qui nous servait de camp de base et de port d'embarquement / débarquement quotidien. Personne ne trouva donc rien à redire, ni l'équipe déco malgré qu'un bateau-jour soit quand même très différent d'un rocher-nuit, ni les gars de l'image, ni ceux du son car ils avaient plus de latitude dans le choix des axes que sur le bateau, surtout avec sept acteurs devant la caméra, ni la régie qui fut dispensée de la galère de devoir charger, puis de suivre le bateau-décor avec le bateau-régie et de faire passer le matos de l'un à l'autre et vice versa à la force des bras pour les changements de plans. Pour moi, c'était un changement dans un scénario travaillé et retravaillé, affiné pendant les repérages et qui soudain s'offrait un courant d'air bienvenu. Ainsi, on passe des années à tout écrire dans les moindres détails, et quand vient le tournage, tout se prête aux changements : les dialogues, les actions, les décors... Et pourtant, on fait bien le film qu'on avait imaginé.

Je n'avais jamais tourné un film avec une équipe déco-accessoires. J'ai beaucoup appris avec Caroline Thibouville et Eric Piérard. Les premiers jours, ils me posaient des questions rigolotes. Surtout Eric qui était tout le temps sur le plateau, tandis que Caroline faisait au pas de course les achats, préparations et constructions nécessaires pour les décors suivants. Eric, c'était au tout début, il me dit : "Le briquet, il joue ou il joue pas ?" Il revenait tout le temps ce briquet, sauf quand on l'avait oublié sur l'île des pêcheurs après un tournage de nuit. "Heu... l'acteur joue, mais le briquet je ne lui ai pas écrit de dialogues", je lui dis ça avec le plus grand sérieux, je ne voulais pas le vexer, et j'étais tellement content d'avoir un déco-accessoiriste professionnel sur mon tournage. Il a cru à une blague, il a ri ce qu'il fallait, pas trop parce qu'il avait remarqué que mes blagues étaient drôles mais pas toujours destinées à faire rire, puis il a reposé sa question, il joue ou pas le briquet ? J'ai senti que c'était grave, j'ai donc pris la mine grave et j'ai essayé de lui donner une réponse qui pût le satisfaire, j'ai dit si tu savais comme j'aimerais qu'il joue ton Zippo, il est si beau. Là, il a vraiment cru que je me foutais de sa gueule. Et comme je l'ai planté sur place, croyant en avoir fini avec cette histoire de briquet, il a enfin admis que je ne comprenais rien à sa question. Il me rattrape et se fait pédagogue. Je t'explique, c'est juste un accessoire ou... ? Là, je le coupe encore et je lui dis, oui, oui, c'est juste un accessoire. Laisse-moi finir, il dit en haussant la voix, c'est juste un accessoire qui est là, ou est-ce qu'il doit faire une flamme ? Je vois, à la déception qui monte en lui et s'ajoute à la crainte de m'entendre dire une bêtise de plus, qu'en la circonstance, je n'assure pas vraiment. Ça n'a pas loupé, je lui ai dit que ce serait super si le briquet faisait une flamme, parce que c'est super pour un briquet de faire une flamme. Heureusement, j'ai quand même fini par comprendre la différence entre un accessoire qui joue pendant une prise, et un accessoire qui ne joue pas. Si l'acteur allume une cigarette, le briquet joue, le paquet de cigarettes joue, la cigarette joue (prévoir des doublures pour tout ce joli monde). Si le briquet est juste posé sur la table, il ne joue pas. Revoyez Le Schpountz avec Fernandel dans le rôle titre. Notre héros fait ce beau métier d'accessoiriste avant d'être reconnu comme un grand acteur comique. Dans une scène, on entend un de ses collègues demander à un autre "Le réveil, il joue ?"

Sur l'image, Caroline commence à préparer le décor pour la scène de nuit. Moi, je suis transporté dans le songe d'une nuit d'été. Il est vrai que la fin de l'hiver au Laos ressemble beaucoup à l'été en Méditerranée, impression renforcée par la splendeur du lac Nam Ngum. Ce jour-là, j'ai pénétré plus loin que la simple compréhension technique du métier de la décoration et des accessoires de cinéma. Par leur travail, Eric et Caroline ouvraient des perspectives dans ce que j'avais écrit, fenêtres ouvertes sur un monde enfoui dans mon inconscient d'auteur. Oui, je me souviens de ce jour comme d'un rêve profond, de ceux dont habituellement on a tout oublié au réveil, de ceux aussi dont on dit qu'ils sont récurrents parce qu'ils reviennent souvent, de sorte que pendant qu'on est en train de rêver, on ne peut s'empêcher de se dire je suis déjà venu dans ce rêve. 

La mise en place à la lumière du jour d'un décor pour une scène de nuit, en photographie on appellerait cela un négatif. Et la longue nuit de travail qui suivit devint un développement sensible, processus au cours duquel notre décor fut plongé dans les différents bains qui allaient faire du jour une nuit : révélateur, bain d'arrêt, fixateur, lavage. Eric et Caroline se démenaient, ils ferraillaient avec une forêt de bambou, des tapis multicolores, la fumée d'un barbecue, des assiettes de nourriture, des faux alcools, de la vraie bière, des verres, des briquets, forcément... Il était quatre heures du matin quand nous avions fini la dernière prise. Il restait encore à tout démonter et ranger.




Commentaires

  1. Un jour, j’imagine, j’aurai la chance de voir ton film.
    Christophe (il y a très longtemps déjà à Aix-en-Provence)

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    Réponses
    1. Oh, Christophe ! Le film est sélectionné au Fid Marseille 2020, festival qui a lieu du 22 au 26 juillet. Les dates de projection seront bientôt connues. Ensuite, le film voyagera dans les salles de cinéma, mais je ne connais pas encore le planning de diffusion. À bientôt donc...

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